08/08/2012
4ème jour :
Ce matin, nous découvrons encore une expérience locale : le bus. Les bus de Bangkok, à des années-lumière de la modernité, la sécurité et la propreté du tramway aérien et du métro, me rappellent le bus scolaire que je prenais en Australie pour aller à l’école de Harrison (voir Road Book Australia 2012, 5ème jour) : un vieux bus sommaire, tremblant, grinçant, couinant et sifflant, au plancher en bois. À cela près que celui-ci est légèrement moins sécurisé : il ne s’arrête que dix secondes à chaque arrêt annoncé par une voix thaïe nasillarde qui baragouine à toute vitesse, ce qui laisse le temps à ceux qui « descendent » à cet arrêt de sauter, en général avant l’arrêt complet du véhicule, et à ceux qui attendent de grimper sur la première marche et de s’agripper à quelque chose de fixe. Nous nous y mettons à trois pour demander au chauffeur si notre destination est desservie, puis rassurés par sa réponse positive nous allons nous assoir.
En un quart d’heure de trajet, nous y sommes : l’étape obligatoire du touriste venu visiter Bangkok. S’en passer équivaudrait à venir à Paris sans voir la tour Eiffel, à venir à New York sans voir la statue de la liberté, à venir à Sydney sans voir le Sydney Opera House, à venir à Gizeh sans voir ses pyramides et son sphinx, à venir en Andalousie sans voir l’Alhambra, à venir en Australie sans goûter aux fabuleux cheeseburgers à un dollar australien (soit soixante-sept centimes d’euro à l’heure où j’écris ces lignes), en bref ça se fait pas : le Grand Palais de Bangkok. Seulement attention, c’est très select : le militaire à la mine patibulaire qui garde l’entrée ne tolère pas la présence du moindre…genou. Eh oui, c’est comme ça, jamais un genou n’a pu voir un seul centimètre carré du Grand Palais. C’est ce qu’on appelle de la discrimination genouillère, de l’antirotularisme ou encore de l’articulophobie jambière, mais chez les thaïs ça se résume en une phrase : « Short pants are not allowed » (de préférence prononcée avec une voix d’outre-tombe). Bien sûr, c’est seulement le traitement auquel j’ai eu droit, car je portais un short, mais j’appris plus tard que la liste de ses victimes est longue : sont également prohibés les minijupes, les bermudas, les pantacourts, les jeans troués (bah oui on voit de la peau de genou !), les jeans slim, ainsi que les T-shirts sans manches, les marcels, les T-shirts laissant voir le nombril, les T-shirts transparents, et enfin les chaussures ne tenant pas la cheville. C’est un peu comme une école catholique, mais qui tolère le maquillage sans tolérer les jeans slim. En conclusion, si l’on énonce ce qui est autorisé (parce que ce sera plus rapide que d’énoncer ce qui est interdit), la tenue de rigueur pour accéder à ce chef-d’œuvre d’architecture dont la visite est obligatoire si on ne veut pas passer pour un con se compose d’une paire de Moon Boots, d’un pantalon Quechua, d’un T-shirt à manches longues, d’un bon blouson North Face en Gore-Tex, d’une cagoule intégrale et d’une paire de moufles (si possible avec des sous-gants au cas où l’une des moufles tomberait). À ce stade on ne parle plus d’antirotularisme mais d’épidermophobie. Naaaaan, mais je me moque mais c’est normal suis-je bête…c’est un lieu de culte ! Aaaaaaah !
Cependant, les autorités du palais, malgré leur intolérance cutanée évidente, sont forcées de reconnaître que le premier réflexe de l’humain normalement constitué, face aux quarante bons degrés bien humides du climat thaï, est rarement d’enfiler un costume de Père Noël. Elles ont donc trouvé la solution simple et efficace : après avoir fait la queue pendant un temps allant de cinq à cent-vingt minutes pour payer l’entrée 500 baths (soit environ trois repas en Thaïlande), prix qui n’est imposé qu’aux touristes (pour les locaux c’est gratos), le visiteur souhaitant passer la porte doit aussi faire la queue pour louer des vêtements « adaptés », sous réserve bien sûr de s’acquitter d’une caution, qui dans mon cas s’élève à quarante euros. Puis il peut se munir à un autre guichet d’une carte et d’un indispensable des visites en toutes circonstances : la grosse boîte. Mais si, vous connaissez, cet objet incontournable, gros, lourd et moche, qu’on porte suspendu à son cou et qui est en fait un lecteur MP3 de la taille d’un lave-linge ! À présent, nous sommes fin prêts : billet acheté, vêtements en règle grâce à mon super pantalon bouffant moche enfilé par-dessus mon short, grosses boîtes pendues à nos cous telles des cloches à ceux des vaches, appareil photo en bandoulière, carte en main, sac à dos, bouteille d’eau, casquettes, lunettes, sandalettes, tartiflette, c’est parti pour...faire la queue ! Ah ? Ah oui, il faut faire la queue pour présenter son billet d’entrée, bon, ultime filtrage vestimentaire/billets passé, c’est parti pour...le Grand Palais de Bangkok !
Bon, il faut bien le dire : c’est beau. C’est grandiose, c’est sublime, c’est finement travaillé, c’est un chef-d’œuvre, c’est un régal pour les yeux. Mais il y a un stade où tant de classe devient néfaste : c’est ce qu’on appelle le tourisme. Bon, d’accord, c’est ce qu’on appelle le tourisme de masse. Dix-sept mille visiteurs par jour ! Dix-sept-mille pékins agglutinés, étalés sur deux-cent-dix-huit-mille mètres carrés comme une masse grouillante de gelée multicolore sur une biscotte pantagruélique, dix-sept mille êtres humains rassemblés en un même lieu pour les mêmes raisons s’ignorant et s’évitant superbement, chacun centré sur sa propre personne et pestant, rageant, bouillant intérieurement contre les seize-mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf autres « connards » qui l’entravent dans sa quête absolue de la tranquillité, du calme, du privé, et aussi un peu de la beauté des lieux. Je vois un homme vêtu d’un pantalon bleu marine bouffant semblable au mien, mais imprimé de motifs d’éléphants, tentant vainement de faire tourner à la main les hélices d’un ventilateur de poche vert qui a probablement rendu l’âme au mauvais moment et entends une femme à bout de nerfs proposer à sa troupe « Venez on s’tire des groupes… » Se tirer des groupes, qu’elle est mignonne… Mais tu es dans le groupe. Un très grand groupe dont les membres ne se connaissent pas entre eux et s’efforcent de ne pas se connaître. Où que tu puisses aller dans ces deux-cent-dix-huit-mille mètres carrés, tu seras dans le groupe. Tu es un seize-mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuvième de ce groupe auquel tu veux échapper. Il n’y a pas d’issue. Il te faut supporter aussi longtemps que tu en seras capable les seize-mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf connards qui t’entourent, te noient et te suivront où que tu puisses aller mais qui resteront des connards anonymes, des silhouettes gesticulantes marquées d’une étiquette « connard ». Au milieu de mes seize-mille-neuf-cent-quatre-vingt-seize connards à moi, étant classé par défaut comme connard dans l’esprit de seize-mille-neuf-cent-quatre-vingt-seize personnes, dans mon pantalon bleu, tournant en rond sous les quarante degrés et la lumière aveuglante reflétés par des milliers de dorures, de moulures, d’immenses statues grimaçantes, de lunettes de soleil, d’objectifs et de peaux luisantes, sentant une goutte de sueur dévaler ma tempe droite pour échapper à mon crâne brûlant, je ressens soudainement le besoin de m’asseoir. Je trouve miraculeusement un point un peu surélevé et ombragé et m’y étale comme une baleine échouée, suffocant, la rétine brûlée par le soleil. Au milieu de la bouillie sonore tumultueuse qui parvient à mes tympans, je perçois un « Eh, on a de la chance hein, on est en basse saison et il fait pas trop chaud ! » optimiste. Je baisse les yeux et aperçois le JG, dressé au milieu des touristes venus de tous les recoins de la planète, le plan de la biscotte à la main et les écouteurs de la grosse boîte dans les oreilles, et réalise qu’il n’a pas tort : c’est vrai quoi, on a connu pire, je ne sais plus exactement quand mais on a dû connaître pire ! Je décide donc de relever la tête et de marcher dignement au cœur de cet enfer multicolore.
À partir de là, nous nous comportons en honnêtes visiteurs, faisant la queue, prenant des photos et marquant notre extase par des « Oh ! » et des « Ah ! » (d’où l’expression « il y a des « Oh ! » et des « Ah ! » ») admiratifs. Statues grimaçantes (si mes souvenirs sont exacts, ce sont les gardiens du lieu dont les grimaces doivent faire peur aux intrus, c’est-à-dire des mauvais esprits ou autres, j’imagine, à l’époque, des genoux et des épaules aujourd’hui), temples aux toits pointus, pelouses aussi bien entretenues que celles de Bree Van De Kamp et bouddhas défilent sous nos yeux ébahis deux heures durant. Nous arrivons au bâtiment abritant une des pièces maîtresses du lieu, faisons la queue, enlevons nos chaussures pour pénétrer au cœur du sanctuaire dans le silence et le recueillement et découvrons le fameux Bouddha d’émeraude, le seul, l’unique, le majestueux, l’emblème de toute une dynastie logé au cœur d’un temple aux murs couverts de feuilles d’or...soixante-six centimètres de haut. À notre sortie du temple, le JG n’y tient plus : « Bah ils en font tout un foin de leur bouddha mais en fait il est tout pitit… » Certes, et il est d’ailleurs fait de jade et non d’émeraude, mais là est le piège : ne nous laissons pas aveugler par les standards de richesse ou de taille que des siècles d’humanité ont imprimés dans nos esprits étroits : il faut ici apprendre à percevoir l’abstrait, au-delà du réel, à observer non les simples lois physiques, les masses, la densité de quelque caillou ou métal précieux, mais plutôt toute la richesse historique et culturelle, le mythe, la légende. Il ne s’agit pas tant d’un bloc de jadéite taillé pour ressembler à un bouddha que d’un symbole autour duquel tout un peuple se rassemble. Perçoit-on un drapeau à l’épaisseur du tissu dont il est fait ? Retenons simplement ceci : il faut voir la grandeur au-delà de la taille. Mais bon, faut bien l’admettre : soixante-six centimètres, c’est pas bien lourd.
Sur le retour, nous découvrons une dernière attraction : un escalier blanc flanqué de deux éléphants, menant probablement à un bâtiment politique, est interdit au public et gardé par un militaire en tenue officielle, pantalon noir, veste blanche, casque à pointe dorée et fusil avec baïonnette. Mon Dieu qu’il doit avoir chaud. Ceci dit, ce n’est probablement pas la chaleur l’élément du décor le plus difficile à supporter pour ce pauvre bougre, mais devinez quoi…les touristes, bien sûr. Parce que c’est vrai, c’est tellement rigolo de voir ce gus droit comme un I dans son costume trop chaud, ne pouvant exécuter d’autre mouvement que celui de la respiration, ne pouvant ni se gratter ni tourner la tête, ni même fixer les yeux ailleurs que vers le lointain tel un artiste profond et incompris. Tout comme à Londres ! Et puis les autorités ont dû s’apercevoir que ça amusait pas mal les touristes, alors elles ont eu la bonne idée de le faire monter sur un piédestal. Comme ça, des fois que les gens ne l’aient pas remarqué, maintenant ils n’ont plus d’excuse pour ne pas aller faire deux trois photos en gesticulant devant lui « Eh regarde je peux faire ce que je veux il bouge pas, oh le con eh ! » On dira ce qu’on voudra, mais il y a des métiers plus durs que d’autres.
Après tant d’émotions, vous l’aurez bien compris, nous nous dirigeons immédiatement vers…non, pas un restau, tas de mauvaises langues, nous nous dirigeons vers nos lits, délaissant les tuk-tuk-riders qui, persuadés que la pluie est un argument de vente incontestable auquel le touriste veut à tout prix échapper, avaient installé des hayons sur leurs bécanes, au profit d’un bon vieux bus (nous nous perdons d’ailleurs dans les lignes et mettons une heure à rentrer) vers nos lits et profitons d’une petite sieste réparatrice. À notre réveil, nous découvrons que le JG, le stoïcisme incarné, aussi flegmatique qu’un roc, que dis-je, qu’un roc anglais (et presque aussi chevelu), est tombé malade ! Il tremble, il a froid, il a de la fièvre, les yeux hagards et injectés de sang et annonce que « c’est la fin ». Pas de panique, The Unstoppable est là pour prononcer son diagnostic médical : « Ouais bah t’es malade hein, t’as pris froid avec la clim, bah t’façons j’te l’avais dit c’est un truc de base dans ces pays-là moi je l’sais depuis qu’on est allés en République Dominicaine que j’avais été malade comme un chien ça m’était tombé dessus je vous le dis à chaque fois, à chaque fois que les différences de température avec la clim c’est mortel, vous m’prenez pour une vieille Anglaise et vous m’écoutez pas bah vous voyez ! Qu’est-c’t’as pris là un Doliprane 500 ? Mais c’est pas assez faut prendre du 1000 ! » Malgré la précision, les conseils et le soutien du médecin de bord, le JG n’en reste pas moins malade, et nous annulons notre visite du Bouddha couché, préférant aller se taper un petit Cocoa Kit-Kat à notre abreuvoir habituel, le fashion-flawless demi-café, à l’intérieur cette fois puisque, rien ne va plus, il s’est mis à pleuvoir.
Encore une fois, nous rentrons à la base, puisqu’il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. À peine avons-nous passé la porte que le JG enlève ses chaussures, s’allonge et nous dévoile un autre de ses superpouvoirs de la somnolence : le coma purificateur, aussi appelé cycle d’hibernation. Cependant cet exercice nécessite un élément primordial : le sèche-cheveux. Mais qui pourrait bien avoir l’esprit assez tordu pour emmener un sèche-cheveux en vacances en Thaïlande ? Qui consacrerait même une infime partie de sa valise à stocker un appareil électronique destiné à produire de la chaleur pour aller dans un pays où, en cette saison, les températures peuvent atteindre 40° ? Personne, si ce n’est…nous ! Et c’est ainsi que le JG s’enfonce dans une sorte de gangue protectrice et réparatrice virtuelle, faite de somnolence, emmitouflé dans son gros pull orange et bercé par le doux chuchotement de notre petit sèche-cheveux de voyage posé sur le matelas à quelques centimètres de son corps déjà endormi.
Cependant, toutes ces histoires de souffreteux ne doivent pas nous empêcher de nous alimenter ; aussi nous lançons-nous en quête de notre point de ravitaillement du jour, le Royal Indian Restaurant, qui comme son nom l’indique est un restau indien, et pour le royal on va bien vite savoir. Nous parvenons avec peine à trouver l’entrée, enfoncée au creux d’une ruelle sombre, et pénétrons dans un intérieur plutôt modeste mais chaleureux. Nous nous installons dans un coin, commandons et le JG enfile son gros sweat orange, intimidé par la climatisation, rabat sa capuche, ferme les yeux et s’affaisse vers la table, la tête entre les mains. La serveuse nous apporte nos assiettes et lance un regard effarouché à cet encapuchonné mystérieux qui ne touchera pas à son assiette. Si un jour vous allez en Thaïlande, vous entendrez probablement parler du mystérieux homme orange, apparition fugace rapportée par quelques vieux fous, écumant les restaus sombres de la capitale le visage masqué par un imposant vêtement orange Abercrombie. Soyez rassurés cependant, un héros au noble cœur aura su faire honneur au contenu de son assiette, des galettes de blé aux viandes de bœuf et de poulet épicées.
Repus, nous regagnons rapidement notre antre car le JG se soutient à peine et est frigorifié. Arrivés à l’hôtel nous le mettons le plus rapidement possible au chaud, près du sèche-cheveux, et je me charge d’aller réclamer des couvertures supplémentaires à l’accueil. Le détail subtil qui m’avait échappé, c’est que le mot « couverture » m’est inconnu, que ce soit en thaï ou en anglais. Je joue donc aux devinettes deux ou trois minutes avec deux membres du personnel plutôt amusés, mimant à répétition le geste de ramener une couverture sous son menton puis de la tirer à soi en se retournant. Ils comprennent finalement ma requête et on viendra nous apporter deux couvertures supplémentaires directement dans notre chambre quelques minutes plus tard. Le JG enseveli sous son sweat, deux couvertures, un drap et encore une couverture, je descends une nouvelle fois à l’accueil et installe mon matériel photo sur le trottoir pour faire un timelapse nocturne. C’est une technique qui consiste à filmer pendant plus ou moins longtemps le même cadre pour mettre en évidence l’évolution du lieu au fil du temps : couchers de soleil, marées, accumulation de la neige etc. Pour ma part je n’ai pas de caméra mais un appareil photo qui possède un mode « Intervallomètre » qui prend automatiquement une photo à intervalles de temps réguliers, avec un logiciel de montage vidéo on peut donc obtenir un résultat semblable. La nuit est déjà tombée, l’intérêt réside dans les lumières nocturnes comme celles des néons et surtout les mouvements des divers véhicules sur la route : en réglant la vitesse d’obturation (c’est-à-dire le temps durant lequel l’appareil laisse entrer la lumière), on peut obtenir avec les voitures des centaines de traînées lumineuses rouges et blanches. C’est ce que j’ai voulu tenter avec ce timelapse. Accessoirement, cette méthode permet de passer pour un con puisqu’il faut rester minimum une heure planté à côté de son appareil à ne rien faire sinon surveiller que personne ne l’embarque en courant. Une heure est bien le minimum puisque le rendement est assez faible : pour une heure de photos, on obtient une dizaine de secondes de vidéo en accéléré.
Photos!